Le matin des funérailles de Carole Nil, Marguerite avait téléphoné à Vincent pour lui faire part de son désir d’échapper à la cérémonie.
– Un enterrement est toujours éprouvant, lui avait-elle dit, et je ne pense pas vous être de quelque concours que ce soit. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préfèrerais donc ne pas y assister.
Sous un aspect très paternel qu’il ne s’était pas encore connu, Vincent lui avait répondu :
– Mais bien sûr, je comprends ma petite Marguerite. Prenez votre matinée et profitez en pour effectuer les quelques emplettes que vous désiriez faire jeudi soir. Revenez cet après midi pour 14 heures, nous avons rendez-vous avec Marle.
En raccrochant, Vincent s’était senti positivement ridicule. Il devenait ringard et vieux jeu. Il en était conscient et pourtant, il ne tentait rien pour se ressaisir. Il filait un mauvais coton.
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Dans le cimetière, le vent s’acharnait sur les cimes des peupliers avec un ululement rythmé mais sinistre. Le ciel était bas. Il s’était assombri et se faisait menaçant. Dans cette atmosphère qui aurait pu être choisie pour le triste évènement, l’inspecteur se tenait à l’écart du convoi qui conduisait Carole Nil à sa dernière demeure. Il stoppa à l’endroit où elle devait être inhumée. Vincent s’imagina durant quelques minutes une Carole pleine de vie avec ses sourires enjôleurs et son corps magnifique qui rendaient les hommes fous. Il se la représenta allongée sur son superbe lit à baldaquin bleu ciel, une longue cigarette à la main, plongée dans de profondes réflexions qui l’amenaient à des plans de manipulation d’une odieuse intelligence. Que restait-il de tout cela à présent ? Carole avait-elle pu envisager un seul instant qu’en jouant ainsi avec les hommes, c’était avec sa propre vie qu’elle jouait ? Puis revenant au moment présent, l’inspecteur scruta les visages violacés par le froid des quelques personnes qui se trouvaient là et se demanda si le criminel était parmi eux ? :
Tancrède Falmin, le bel étudiant, dont la tête blonde se découpait très distinctement de la masse sombre, Madame Martinet, la sorcière de l’hôpital, qu’il reconnut en dépit de la voilette foncée qui descendait jusqu’au bas de son nez, Alexandre Grandroi, le flasque banquier, dont les yeux boursouflés et tout irrités étaient soulignés de deux gros cernes verdâtres visibles malgré ses épaisses lunettes. Il y avait aussi Jacques Villard, le chirurgien déchu, qui affectait un air de circonstance. Il semblait s’être rasé pour l’occasion ne réalisant probablement pas que Carole ne serait plus jamais sensible à ce genre d’attention. Et Madame Rocabelle, la concierge flétrie à la langue bien pendue, qui ressemblait à un épouvantail à moineaux avec son chapeau à plumes et également Monsieur Boutte, le voisin littéraire, qui, les mains entrecroisées à la hauteur des hanches, semblait égaré dans ses prières. Vincent se demanda s’il sentait la cire d’abeille. L’odeur était si forte dans son appartement que ses vêtements en étaient sans doute imprégnés. Il véhiculait certainement les effluves à l’extérieur mais l’inspecteur était trop loin du groupe pour s’en rendre compte et son interrogation resta sans réponse. Il nota l’absence de Richard Partanti, l’ingénieur trouillard, et du mystérieux Monsieur Franck, l’homme à la barbe et aux lunettes. Vincent s’était rendu à ces obsèques dans l’espoir de faire de nouvelles rencontres mais il connaissait toutes les personnes présentes hormis la jeune fille drapée de noir qui pleurait à faire pitié et qui devait être la sœur cadette de Carole Nil.
Après un moment de recueillement, les derniers hommages funéraires furent rendus à Carole Nil et les quelques couronnes de fleurs furent déposées sur sa tombe. Puis le convoi mortuaire se dirigea vers le portail en fer forgé qui, contigu à un grand mur en meulière, clôturait la nécropole parisienne. Vincent s’approcha d’un pas lent et arrêta la jeune inconnue.
– Excusez-moi Mademoiselle, je suis l’inspecteur Batin et j’aimerais vous poser quelques questions.
– Oh Monsieur l’inspecteur ! C’est horrible. Pourquoi Carole ? Pourquoi ? sanglota-t-elle en se jetant dans ses bras.
Vincent fut très surpris par cette réaction totalement inattendue et n’osa plus bouger d’une once. La jeune fille étouffa ses larmes sur son épaule alors qu’il demeurait figé par l’émotion. Lorsqu’enfin elle le regarda, il remarqua qu’elle n’était qu’une enfant. Elle aurait pu sans problème être sa fille. Elle devait avoir une quinzaine d’années tout au plus. Elle n’était, à franchement parler, pas vraiment jolie mais avait déjà un charme certain. Son teint laiteux était clairsemé de quelques taches de rousseur bien formées qui rappelaient la couleur de ses cheveux et ses grands yeux turquoise en amande évoquaient les profondeurs de l’océan, plutôt le pacifique. Elle faisait penser à un petit animal perdu qui procurait à Vincent un indicible sentiment, une sorte de volonté farouche de lui apporter soutien et réconfort, mêlée à une effroyable sensation d’impuissance.
– Vous êtes la sœur de Carole n’est-ce pas ? demanda-t-il enfin d’une voix qui s’était faite de miel.
– Oui Monsieur, je suis Béatrice Nil, lui répondit-elle toujours agrippée à son cou.
– Je comprends votre douleur Béatrice et croyez que j’y compatis de tout cœur, assura-t-il en la tapotant doucement dans le dos.
– Je vous remercie Monsieur, répondit-elle simplement.
Elle retira ses petites mains qu’elle avait crispées sur l’imperméable de Vincent et sortit un fin carré en dentelle de sa poche pour tenter de sécher ses larmes qui coulaient comme une fontaine jaillissante. Il fut rapidement inefficace tant il était mouillé. Vincent sortit un paquet de mouchoirs en papier de sa poche et le lui tendit avec un regard affectueux.
– Merci Monsieur. Excusez-moi, poursuivit-elle mais je suis tellement seule. Il ne me restait que ma sœur maintenant je n’ai plus personne !
– Ma pauvre enfant, murmura-t-il en pensant : ‘’quelle injustice, si jeune et déjà si seule au monde’’.
– Vous allez trouver qui a fait ça, promettez-le-moi, supplia-t-elle. Je veux qu’il aille en prison et qu’il y reste pour toujours !
– Je vous assure que je me donne à fond pour ça Béatrice. Vous êtes venue d’Auxerre ?
– Oui, je repars tout à l’heure par le train de 12H03.
– Puis-je me permettre de vous raccompagner à la gare ?
– Oui, je veux bien.
Ils montèrent dans la voiture de l’inspecteur. Vincent la regarda s’installer sur le siège passager. Elle paraissait si fragile efflanquée dans ses vêtements noirs. Elle tira sa jupe de laine sur ses jambes maigres et rassembla l’amplitude de sa cape sur ses genoux cagneux. Vincent profita de ce cours trajet pour l’interroger en y mettant tout le tact dont il pouvait faire preuve.
– Je sais Béatrice que c’est très pénible pour vous de répondre à mes questions dans un moment aussi difficile à vivre, mais peut être pourriez-vous m’apprendre quelque chose qui pourrait m’intéresser pour mon enquête.
– Oui, je comprends bien mais je ne crois pas pouvoir vous apprendre quelque chose. Je ne savais pratiquement rien sur la vie de ma sœur à Paris.
– Ne veniez-vous pas la voir ?
– Non, elle ne voulait pas. C’est elle qui venait tout le temps, un mercredi sur deux parce que je n’ai pas d’école.
– Est-elle venue mercredi dernier ?
– Non, elle voulait faire ses achats de Noël. On devait le fêter ensemble, ajouta-t-elle en sanglotant.
– Savez-vous pourquoi elle ne souhaitait pas que vous lui rendiez visite à Paris ?
– Elle disait que l’homme avec lequel elle vivait, travaillait beaucoup chez eux et que ce ne serait pas marrant parce que l’appartement était tout petit et qu’on risquerait de le déranger. Elle disait qu’on était beaucoup mieux à la campagne, avec le bon air et les grands espaces, expliqua-t-elle avec la candeur de son adolescence.
Carole Nil racontait apparemment les tumultes de sa vie privée ouvertement et sans beaucoup de pudeur mais Vincent s’était bien douté qu’elle devait agir différemment avec sa petite sœur et elle venait de le lui confirmer. Carole se sentait, sans doute, obligée de mentir souvent à Béatrice et de lui cacher la vérité sur ses nombreuses aventures sentimentales et sur ses sources de revenus.
– Que faisiez-vous quand Carole venait vous voir ?
– On allait se promener dans la forêt quand le temps le permettait, on pique niquait même parfois. Et puis, on allait souvent faire les magasins à Auxerre. Carole m’achetait toujours des tas de choses…. des fois aussi, elle m’emmenait au cinéma…. Trois jours avant qu’elle n’arrive, je me sentais tout excitée, j’étais toujours pressée de la voir … quand je pense qu’elle ne viendra plus jamais, jamais….
– Que faites-vous à l’école, reprit Vincent immédiatement pour éviter à Béatrice de s’abandonner à son désarroi.
– J’apprends l’informatique pour devenir opératrice, c’est ma première année mais je crois que je vais être obligée d’arrêter pour aller travailler. Maintenant que Carole n’est plus là, personne ne paiera mes études et personne non plus ne donnera de l’argent pour ma chambre à la dame qui me la prête.
– Vous savez, Carole avait pas mal d’argent et il y a de grandes chances pour que vous soyez sa seule héritière, avança-t-il prudemment.
– Je sais Monsieur l’inspecteur mais je n’ai même pas seize ans. Je ne les aurai que le mois prochain et il me faudra attendre encore longtemps jusqu’à ma majorité. En attendant que vais-je devenir ?
– Ne vous désespérez pas comme ça, il y a des cas où les lois sont parfaitement aménagées aux circonstances. Il sera fort possible de débloquer mensuellement une partie du capital pour donner une somme à cette dame dont vous me parlez afin qu’elle s’occupe de vous.
– Vous croyez ?
– Je vous promets de voir le problème mais il faut me faire aussi une promesse.
– Laquelle ? s’inquiéta-t-elle aussitôt.
– Celle de ne pas regarder derrière vous maintenant, mais loin devant vous. Il faut croire Béatrice, croire en l’avenir même lorsque c’est difficile et que les choses font mal à l’intérieur. Je suis sûr que vous pouvez y arriver et espérer. D’accord ?
– D’accord, je vous fais la promesse d’essayer, vous êtes si gentil !
Ils étaient arrivés à la gare. Jamais la gare de Lyon n’avait paru si sordide à Vincent. Toute la noirceur de l’endroit se confinait à une atmosphère étouffante entre les odeurs de pollution et les pleurs des amoureux qu’un départ imminent allait séparer. Il porta le mince sac de Béatrice jusqu’au quai. Elle ne monta pas tout de suite dans le train. Elle le regardait et ses yeux trahissaient son infini besoin de tendresse et de protection. De nouveau, elle se jeta dans ses bras. Lui prenant la main, il l’écarta doucement et posa un baiser sur son front. Il pensait à ses nombreuses nièces et instinctivement, il pria pour qu’un tel sort ne leur arrive jamais. C’est vrai que le risque était moindre. Sa famille était grande et c’était incontestablement un avantage.
– Allez, il faut partir maintenant et essayer d’être courageuse. Ça va aller ! affirma-t-il en lui adressant un petit clin d’œil encourageant.
Il aurait voulu pouvoir lui en dire plus, la rassurer davantage mais les quelques phrases qu’il essaya d’élaborer dans son esprit ne purent aboutir. Tout compte fait, il regrettait que Marguerite ne soit pas avec lui. Il était sûr qu’elle aurait, elle, trouvé les mots qui pouvaient faire du bien à Béatrice. Elle grimpa dans un wagon, sortit la tête par une fenêtre et sourit à Vincent au travers de ses larmes tout en lui criant :
– Au revoir, Monsieur l’inspecteur !
– Salut Béatrice, répondit-il en agitant une main.
Le train démarra. Il le suivit du regard jusqu’à ce qu’il ne fut plus qu’un point à l’horizon. Cette enfant l’avait profondément ému. Elle était si affligée et tellement désorientée ! Il soupira et alluma une cigarette avec le désir inconscient que le poids, qu’il sentait peser lourd sur son cœur, allait se dissiper avec les volutes de fumée qu’il exhalait. C’était dans ces moments, durant lesquels il mesurait la souffrance des gens, qu’il en arrivait à détester son métier qui lui faisait affronter le malheur un peu trop souvent à son goût. Mais, c’étaient aussi ces mêmes moments qui lui conféraient une force et une volonté puissantes de mettre à l’ombre pour très longtemps, les responsables qui provoquaient tant de douleur. Il revit le petit visage lilial de Béatrice qui se dessina dans sa tête.
‘’Ce n’est certainement pas en cherchant de ce côté que je parviendrai à mes fins, même compte-tenu de l’héritage !’’ pensa-t-il en quittant le quai de la gare.